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Le blog de Jean-Marie Alfroy

Françoise et la poésie.

27 Juin 2017 , Rédigé par Jean-Marie Alfroy

On ne lit plus sans doute Les hommes de bonne volonté de Jules Romains. Pensez-donc, une fresque romanesque qui couvre 25 ans d'histoire (de 1908 à 1933), qui mêle plusieurs centaines de personnages dont les parcours se croisent, se séparent ou s'ignorent totalement, ça n'est plus dans le goût de notre époque. Et puis, 27 volumes de 300 pages exigent des aptitudes de marathonien alors que la mode est aux sprinteurs !

Dans l'avant-dernier volume, Françoise, un couple en devenir occupe le devant de la scène. Pierre Jallez, l'ancien camarade de Normale sup de Jean Jerphanion, n'a pas suivi la même voie que celui-ci : dédaignant l'Université et la politique, il s'est consacré au journalisme, à la littérature. A 46 ans, en 1933, il est devenu un romancier reconnu et apprécié ; parmi les nombreuses lettres de lecteurs et de lectrices qu'il reçoit, il a conservé précieusement celle d'une certaine Françoise Maïeul, dont la justesse de ton témoigne d'une vraie noblesse d'âme; un jour, il se décide à lui répondre et l'invite à lui rendre visite dans son appartement du Boulevard Haussmann.

Françoise Maïeul, 22 ans, est entrée sur concours comme rédactrice au ministère de la Santé publique. C'est une fonctionnaire subalterne, alors qu'elle aurait pu espérer beaucoup mieux, mais la crise de 1929 a ruiné sa famille ; elle a donc dû interrompre ses études de lettres à la Sorbonne pour se consacrer uniquement au Droit et chercher au plus vite un emploi stable. Il faut préciser qu'elle n'est pas seulement intelligente et honnête, mais qu'elle est également jolie, ce qui, pour un séducteur demeuré célibataire comme Jallez, est loin d'être un détail.  

Je vais directement à la deuxième entrevue entre Françoise et Jallez, alors que le flirt couve sous les strates d'une conversation du meilleur ton. Après quelques considérations domestiques, puis un échange sur la politique du moment, la littérature vient immanqua-blement sur le tapis. C'est alors que la jeune femme fait cet aveu : " - J'ai une lacune que je ne m'explique pas bien. Je ne comprends pas la poésie... ou du moins je ne dois pas la comprendre comme il faut, car j'ai  de la peine à lire des vers, à m'y intéresser."

Si je relève ce passage, c'est qu'il me paraît témoigner d'une réalité qui est encore, en 2017, de circonstance. Contrairement à ce que certains semblent croire, la désaffection à l'égard de la poésie n'a pas pour origine un abrutissement des esprits par les médias, les réseaux sociaux, le téléphone portable, etc. Rien de tout cela n'existait en 1933. On ne peut pas non plus invoquer l'absence d'instruction, d'élévation culturelle : le personnage de Jules Romains est une lettrée qui a, selon ses dires, étudié Ronsard et les poètes de la Pléiade lorsqu'elle était inscrite à la Sorbonne. Les difficultés sont donc intrinsèques à la poésie. A une certaine poésie, en tout cas.

C'est ce que comprend immédiatement son interlocuteur qui, prudent sur le diagnostic, commence par répliquer : " - Il doit y avoir plusieurs explications. "  Rappelons que c'est un homme de lettres, qu'il a écrit des articles pour la NRF et Le Mercure de France, nonobstant tout le mal qu'il pense de ces deux revues. Il est censé savoir de quoi il parle. Première hypothèse : Françoise serait tombée par hasard sur ceux qu'il nomme les "sous-symbolistes", sans donner de noms ; cela renvoie à une époque révolue, d'avant 1914, et on peut s'interroger sur le caractère désuet de cette référence.

Deuxième hypothèse : elle aurait lu du Strigelius. Qui est-ce ? Les commentateurs de Jules Romains s'accordent pour dire que derrière ce pseudonyme moyenâgeux se cacherait la personne de Paul Valéry. Voilà donc une piste beaucoup plus intéressante. Ailleurs dans l'ouvrage, on apprend que Jallez porte une très grande estime à ce Strigelius, qu'il le considère même comme l'un des grands esprits de son époque. Alors pourquoi cette défiance à propos de son oeuvre poétique ?  Ecoutons ce qu'il dit à Françoise : " Strigelius est (...) un grand artiste. Mais il représente un état très particulier de la poésie. Il est parfaitement légitime de considérer, ainsi qu'il le fait, la poésie comme la combinaison d'un art décoratif et d'un jeu... le poème comme une mosaïque qui figurerait en même temps une partie de dames... (...)    

Observons que Jallez ne jette aucun anathème, mais qu'il considère qu'une poésie trop cérébrale ou conceptuelle - textualiste dirions-nous en 2017 - ne peut pas recueillir un grand nombre de suffrages, même parmi les franges les plus lettrées de la population. C'est une position cohérente, quelles que soient les préférences ou les goûts de chacun. On peut seulement s'étonner qu'en 1933 il paraisse ignorer le mouvement surréaliste, ne seraient-ce que des précurseurs comme Max Jacob ou Pierre Reverdy. Mais tout le monde a ses lacunes.

Venons-en à la troisième hypothèse : Françoise ne lirait pas la poésie comme il conviendrait de la lire, et c'est là que nous passons de la théorie à la pratique. Jallez prend un exemplaire des Fleurs du Mal sur un rayon de sa bibliothèque, l'ouvre à une certaine page puis se met à lire à haute voix les trois dernières strophes de Maesta et errabunda : " Comme vous êtes loin, paradis parfumé..." etc. Ce passage me hisse au comble du bonheur, car ce poème compte parmi mes 4 ou 5 préférés chez Baudelaire (avec L'Invitation au voyage, La Mort des amants, etc.) C'est l'un des plus beaux exemples de lyrisme baudelairien, que je place très au-dessus des pesanteurs allégoriques de L'Albatros ou des velléités théosophiques de L'Irrémédiable et de tant d'autres textes. J'aime cette succession de 6 quintils, riches en images, dont le dernier vers est la répétition du premier, donnant ainsi des faux airs de chanson à ce poème dont le titre en latin aurait pu passer pour de la pédanterie (mais ce n'était pas le cas du vivant de Baudelaire).

La réaction de Françoise est éloquente : "J'aime cela profondément... Mais d'abord vous le lisez si bien... Et puis est-ce qu'il y a dans la poésie actuelle des choses aussi pénétrantes ?... et aussi simples ? "  Elle nous rappelle que pour bon nombre d'entre nous la poésie a besoin de s'incarner dans une voix, qu'elle est faite pour être prononcée, proférée, même si cela peut paraître à certains participer d'une conception primitive et rudimentaire. Personne ne s'étonne que le profane n'éprouve guère de plaisir à parcourir des yeux une partition, et qu'il préfère entendre le son d'un ou plusieurs instruments, ou bien de voix féminines ou masculines ; pourquoi le même phénomène ne se produirait-il pas dans le domaine de la poésie ?

"Simple", "pénétrante", je retiens ces deux adjectifs ; comme beaucoup, encore une fois, Françoise demande à la poésie d'être accessible (mais simple ne veut pas dire simpliste ni simplette) et dépourvue de mièvrerie (avec Baudelaire elle ne risque rien de ce côté-là). Aujourd'hui, elle pourrait toujours être un échantillon représentatif de ce public cultivé qui aime la littérature en général, la poésie en particulier, mais qui est souvent rebuté par le caractère abscons de celle-ci ou, à l'inverse, par sa relative inconsistance. 

Nous retrouverons Françoise Maïeul et Pierre Jallez en promenade dans Paris, et il sera de nouveau question de poésie. A bientôt...

                                                                                                            Jean-Marie Alfroy

 

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