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Le blog de Jean-Marie Alfroy

Le Toulousain qui swinguait.

23 Avril 2022 , Rédigé par Jean-Marie Alfroy

Je me souviens que dans ma jeunesse estudiantine le domaine de la chanson ne m'était pas indifférent ; j'ai grandi avec la radio - la TSF d'abord, puis le transistor. Chez mes parents, pas de télé. Pour moi, de temps en temps la séance dominicale de 14 heures du petit cinéma de quartier, à quelques centaines de mètres de la maison. Pour mes quinze ans un électrophone pour mes premiers disques de jazz et quelques compositeurs classiques; en totalité, une vingtaine, pas plus. Pas trop d'argent pour ce qui n'était considéré alors que comme du superflu. Certains chanteurs ou chanteuses me plaisaient : Brassens, Bécaud, Juliette Greco, Mouloudji. Le style Rive Gauche donc, mais aussi  le bouillant Provençal qui se déchaînait sur Quand tu danses. Et vite la vague Rock and Roll avec Bill Haley, Elvis Presley, Ricky Nelson; Gene Vincent, Eddy Cochrane. Ca secouait les tripes et bousculait les solennels alexandrins de Corneille ou de Racine qu'on nous faisait étudier au lycée ; l'adolescence a toujours eu besoin d'une contre-cuture pour se construire, à la condition cependant qu'on lui transmette une autre  culture. Ce préambule pour préciser le contexte.

En 1962, j'achetai un peu par hasard un microsillon 45 tours, banal produit de consommation courante, portant le nom d'un inconnu pour moi. Ma curiosité augmenta lorsque je lus au dos de la pochette un commentaire de Jacques Audiberti : " Ce poète, c'est Claude Nougaro. Il connaît la musique. Il peut donner aux mots une résonance concrète non encore entendue chez les poètes de papier. La matière même des mots joue parallèlement au texte qui garde sa clarté."  Résonance concrète, poètes de papier, je vois bien de quel côté penche Audiberti, celui qui a mes faveurs. Tout de même, ce n'était pas n'importe quel chanteur de variétés qui pouvait se réclamer d'une telle signature !  Un dramaturge reconnu mais aussi un poète majeur de l'entre-deux guerres, représentant d'un courant baroque assez mal connu dans notre pays. J'ai appris beaucoup plus tard que le journaliste débutant Claude Nougaro avec rencontré dans une rédaction l'écrivain qui exerçait le même métier. Le jeune Toulousain s'était lié très vite avec son flamboyant aîné pour qui il avait éprouvé une très vive admiration. Pour autant, on aurait tort de prendre les lignes d'Audiberti  comme simples formules de complaisance. Il suffit de poser le disque sur la platine et d'écouter. Précisons d'emblée qui si les paroles sont de Nougaro, la musique n'est pas de lui, mais d'un arrangeur et musicien professionnel.

Commençons par Une petite fille, le titre qui passa le plus sur les ondes en ce début des années soixante.    " "Une petite fille en pleurs dans une ville en pluie."  Audiberti avait vu juste : la musique est déjà là dans les allitérations en p ; plus loin : "... il pleut des cordes, me voilà comme un con, Place de la Concorde" . Les c donnent des coups, les assonances en on et o apportent une sonorité grave en harmonie avec le contrepoint précipité de la contrebasse tandis que le chuintement métallique du jeu de cymbales du batteur suggère le bruit de l'eau tombant sur l'asphalte. A noter qu'il n'y a ni couplets ni refrain pour ralentir cette course poursuite. Tout va très vite. C'est qu"il y a urgence ; un mari maladroit - et infidèle - a une eu une scène avec une femme dont il s'est lassé un peu tôt, celle-ci s'est enfuie et, pris de remords il veut la rattraper, craignant qu'elle n'aille se jeter dans la Seine. Un homme médiocre, une situation malheureusement banale. Toute l'originalité est dans la forme et dans l'accompagnement jazzy de la musique.  

Avec Le cinéma on change d'atmosphère : c'est un amoureux transi qui se confesse à l'auditeur. Sur un tempo très lent, il commence ainsi : "Sur l'écran noir de mes nuits blanches". On pourrait permuter les adjectifs ; c'est l'écran qui normalement est blanc, et la nuit qui est noire, par définition. Mais l"auteur a raison : on nomme couramment une nuit d'insomnie nuit blanche ; quant à l'écran, s'il est noir, c'est qu'il n'a aucune réalité concrète: un homme fantasme ; plus trivialement "il se fait son cinéma". Rupture de tempo (andante marcato) : il s'imagine tel qu'il n'est pas ! " Un mètre quatre-vingt  (on sait que Nougaro était petit), des biceps plein les manches..." Il se réfère sans doute à certains acteurs américains populaires à cette époque, John Wayne,  Burt Lancaster, Grégory Peck, Marlon Brando, Une autre facette de la nature masculine. La musique oscille entre majeur fier à bras et chromatismes descendants aux connotations dépressives : "le lit en avalan-an-an-anches."

Les Don Juan se pose en antithèse ; le chanteur prend la parole au nom de tous les dragueurs à la recherche d'aventures sans lendemain. Le machisme s'affirme sans complexes : il faut user de fadaises pour parvenir à un but qui se résume à cette formule : "séparer 55 kilos de chair rose de 55 grammes de nylon." La demoiselle n'est qu'une idiote bien peu vêtue. Femme-objet.  Si l'on fait la synthèse de ces trois chansons, Nougaro brosse un portrait peu flatteur du Français des années soixante, à la fois mauvais mari, séducteur inhibé mais amateur d"aventures faciles Nous sommes loin du cliché du prince charmant.. Quelle est la part d'autobiographie ? Sans doute est-elle importante.

Avec Le jazz et la java, nous changeons de registre. Plus question de relations amoureuses, seulement de musique. Et quelle musique ! Deux thèmes en alternance, l'un emprunté au pianiste de jazz américain Dave Brübeck, l'autre - on s'y attendait moins - au célèbre compositeur Josepĥ Haydn : le XVIII° et le XX° siècle se tiennent la main. Le texte de Nougaro a pour l'époque de fortes résonances sociologiques : le jazz est alors une musique appréciée par les étudiants, par une part de la classe moyenne cultivée, celle qui a au moins passé le bac. La java, cette valse rapide et chaloupée, en vogue dans les bals populaires, concerne plutôt les ouvriers, les employés. C'est un peu Saint-Germain-des-Prés contre Montmartre ou la Bastille. Notre Toulousain veut relier la Rive Droite à la Rive Gauche de la Seine. Généreuse ambition. Son texte se cale sur le rythme : " Quand le ja - le ja - zz est là  /  La java s'en - la java s'en - va ! "   Des quatre chansons de ce 45 tours, c'est celle qui a le mieux résisté au temps, qui sert le plus souvent de référence lorsqu'on retrace le parcours artistique du chanteur disparu. 

Bilan : trois chansons qui évoquent sans complaisance l'homme jeune des années 1960, avec ses défauts, ses failles. Nougaro n'idéalise pas, il scrute seulement son miroir. Une plus intellectuelle si l'on veut qui met en exergue le passage à une nouvelle conception de la modernité. Ni Rive Gauche ni "yéyé", le Toulousain inaugure enfin une carrière marquée du signe de l'originalité, de la référence au rythme, à l'adatption du texte à celui-ci. Il est peut-être l'artiste de la chanson le plus intéressant des années 1960 à 2000. 

Jean-Marie Alfroy                                              le   24 avril 2022

PS : Le 20 avril dernier, j'ai eu la tristesse d'apprendre le décès de deux grands pianistes classiques : le Roumain Radu Lupu, à l'âge de 76 ans "des suites d'une longue maladie" selon l'expression consacrée et l'Américain Nicholas Angelich à seulement 51 ans. C'est cette disparition qui m'affecte le plus car je l'ai souvent entendu à Nohant - chez George Sand ! - lorsque je fréquentais le Festival dans les années 2000, tant en soliste - ah!  ses Goldberg ! - qu'en chambriste, notamment avec les frères Capuçon. Un tel homme, mourir à 51 alors qu'un Poutine frise les 70. Un scandale absolu.

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