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Le blog de Jean-Marie Alfroy

Un brelan de poètes contemporains.

6 Mars 2022 , Rédigé par Jean-Marie Alfroy

photo j.-m.alfroy

Les lecteurs réguliers de ce blog et qui s'intéressent à la poésie ont dû finir par croire que je ne reconnaissais aucun poète ou presque après 1940 ou 1950. Je voudrais dissiper cet éventuel malentendu. S'il est exact que j'ai exprimé beaucoup de réserve devant ce qu'on a publié en revue ou en recueil depuis les années 2000, je n'ai jamais affirmé que je n'appréciais personne. Je pourrais citer beaucoup de noms, mais une liste ne servirait sans doute à rien.  Aujourd'hui, je me limiterai à trois, quitte à prolonger l'exercice dans un article ultérieur.

Eric Desordre, Toulousain monté en région parisienne pour y travailler dans le privé, n'est pas très connu malgré son activité au sein de la revue "Rebelle(s)". Je l'ai découvert quand je dirigeais temporairement la rédaction d'une revue du Grand Ouest. La matière était abondante et j'ai dû établir une sélection pour la soumettre à mes collègues du comité de lecture. S'il est un mot qui résume le mieux la poésie d'Eric Desordre, c'est bien celui d'étoile. L'auteur lui-même le revendique puisqu'il apparaît dans le titre du deuxième recueil qu'il a publié. En effet, le regard du poète, insatiablement curieux, se porte vers toutes les directions de l'expérience humaine avant de se recentrer sur sa conscience d'être vivant. Il y a du reporter et du moraliste chez Eric Desordre, mais c'est le poète qui prédomine car la forme se situe au plus haut niveau de l'exigence. Exigence à géométrie variable, notons-le, tantôt proche du langage courant, tantôt très éloignée pour tendre vers une abstraction beaucoup plus escarpée. En bon alpiniste, Eric Desordre sait qu'on peut se hisser du bas de la vallée vers les sommets puis redescendre en rappel. Horizontal dans sa démarche d'homme curieux du spectacle de la nature et des sociétés humaines, il est vertical dans sa manière de rendre compte de sa vision et de son analyse.

  • Son dernier recueil, Le Feu au gorille, témoigne de cette volonté de dépassement du simple constat et d'une transformation du réel grâce au pouvoir métaphorique des mots et de leurs combinaisons. A titre d'exemple, je pourrais citer ce passage extrait d'un poème dont le titre gidien m'interpelle, "Les nourritures terrestres" :

C'est une forêt courte et dense / A l'orée de taillis / Cà et là pendent des ronces / Comme des cordes / Dessus le brûlis de paille, les sillons préparés / Oeil du rouge-gorge / Dans le noisetier délaissé

Ah biomasse d'innombrables insignifiances ! / Vers, virus, miniatures organiques / Monstres infimes / Vertu des êtres invisibles

Pèsent peu, cependant surpassant les étoiles...

D'un paysage précisément décrit on passe vite à une réflexion aux résonances spéculatives. Eric Desorde est un poète à ne pas perdre de vue.

Sydney Simonneau est lui aussi un regard porté sur le monde contemporain, un voyageur gourmand d'impressions nouvelles. Il a cependant passé les quarante premières années de sa vie en banlieue parisienne, à Sartrouville, dans un quartier populaire. Il est donc resté proche des gens pour qui la poésie est un luxe ou une abstraction. En refusant tout hermétisme, mais également toute simplification démagogique, il offre au lecteur une poésie généreuse, abondante, dans laquelle toutes les sensibilités peuvent trouver leur accord.

Son ouvrage le plus réussi à mon sens est son Sartrouville, l'envol d'une île, paru en auto-édition en 2015. Mais oui, chez Sydney Simonneau les îles volent : qui les en empêcherait ? Un récit autobiographique, des poèmes de formes très variées se mêlent pour atteindre le meilleur résultat. Il y a de la jam session dans ce long flux verbal où les chorus se succèdent sans répit. Il a du souffle notre poète : on n'a pas un prénom de jazzman pour rien. Cependant, les références musicales - elles sont nombreuses -  renvoient  à d'autres climats, comme celui d'Alan Stivell qui lui rappelle des origines bretonnes, ou bien la chanson populaire avec Michel Sardou (Le Queen Mary)  ou Renaud. Rapprocher des ceux-là, il faut oser. Alors, hommage au cuir des années 1980 :

Le blouson usé posé en fraude/ sur le trottoir de ma vie/ cuir médiéval/ électrique/  cuir des copains fondus/ dans la profonde nuit banlieusarde...

Cuir vorace, sauvage, / enduit de blues/  traversé par les ondes/  vagabondes...  

En prose il fait preuve du même talent d'inventivité verbale qui atteint immédiatement le coeur de sa cible : Le lycée avançait ses pions sur l'échiquier instable de l'adolescence... Sydney Simonneau fait partie des rares poètes contemporains qui ont su bâtir un pont entre culture populaire et culture élitiste. Saluons.

Patrice Maltaverne vient d'un horizon assez différent de celui des deux auteurs précédents. Après une enfance berrichonne, il s'est installé en Lorraine pour y travailler dans l'administration. Créateur d'un "poézine" (il tient à ce mot) aux allures décontractées, il y cultive un esprit de révolte sans dogmatisme et un goût pour quelque provocation. Cette vitrine a peut-être un défaut : elle cache  la vraie nature poétique du patron, un auteur talentueux qui a publié des recueils chez maints petits éditeurs. En effet, Patrice Maltaverne n'a jamais cessé d'écrire de la poésie depuis plus de trente ans puisqu'il a commencé lorsqu'il était encore au lycée. Aujourd'hui, à cinquante ans, il fait un premier bilan et propose dans sa collection "Citron-Gare" (c'est bien la première fois qu'il se publie lui-même) une petite anthologie réunissant une cinquantaine de poèmes en vers libres, déjà parus en revues ou bien restés inédits. Son Tête-à-queue de la jeunesse posthume s'avère une lecture enrichissante, laissant une forte empreinte .

L'auteur se laisse emporter par un souffle polysémique qui égare le lecteur avant de le ramener vers des axes mieux repérables. L'expérience d'un homme passant de la vingtaine à la cinquantaine défile devant nous à la vitesse d'un  cycliste qui a de la jambe et du coffre. On devine les joies, les peines, les doutes, les espoirs. Mais rien n'est avoué, les mots, le rythme des vers comptent plus que l'intimité. C'est une poésie à la fois subtile et efficace, directe mais très élaborée. Voici un court échantillon :

Visage féminin qui repasse dans le village plus désert /  Je pense à toi en été/  Alors que mon crâne seul s'approche de la terre(...)

A toi que je n'ai jamais déshabillée/ Sous l'air de la nuit (...) Visage féminin/ Attrape ton habit/ Je dois m'habituer à ta présence

Si Patrice Maltaverne n'existait pas, il manquerait un élément essentiel du paysage poétique contemporain, j'en suis intimement convaincu.

Voilà! brelan découvert. Dois-je rappeler au lecteur que les trois cartes du brelan sont de même valeur ? J'en aurai d'autres à abattre sur le tapis, j'espère avoir la possibilité de le faire dans les mois qui viennent.  En tout cas, je suis heureux de cette première entrée de jeu. Ces trois-là me semblent des valeurs sûres. J'espère ne pas être le seul à le penser et à l'écrire.

Jean-Marie Alfroy le 6 mars 2022

 

 

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